#2 -ˏˋ🚲 🔎ˎˊ- Économie du vélo, un modèle sous tension
Ceci est un deuxième article test, une tentative, une expérimentation... pour essayer de concevoir un nouveau média d'enquête dédié à la culture cyclable.
Vous lisez le deuxième article d’une série de publication sur l’économie du vélo. Si vous ne l’avez pas encore fait, je vous recommande de lire le premier avant de poursuivre cette lecture.
Parmi tous les experts et expertes consultés pour cette enquête, nombreux sont ceux qui ont tenu à m'éclairer sur les évolutions de ce modèle économique. J’ai tenté de rassembler leurs points de vue dans cette deuxième partie de mon enquête. Ils se sont livrés avec franchise. Je ne les citerais pas nominativement pour leur éviter des ennuis éventuels avec leur employeur, leur maison mère ou leurs partenaires commerciaux, mais je suis certain qu’ils se reconnaîtront.
Des marques sous pression
Les marques de vélos font face à un environnement économique de plus en plus complexe, qui fragilise leur rentabilité et freine leur développement. L’augmentation des taux d’intérêt rend le financement plus coûteux, limitant leur capacité à investir dans l’innovation, la production et le développement commercial. Parallèlement, les investissements privés dans le vélo ralentissent, en partie à cause d’un essoufflement post-Covid et d’une moindre attractivité du secteur face à d’autres industries en croissance (Salut l’IA).
Du côté des aides publiques, la situation ne s’améliore pas : les dispositifs de soutien à l’innovation (CII, CIR, statuts JEI, JEIC) deviennent plus complexes à obtenir, alourdissant la charge administrative pour les entreprises. De plus, l’éco-contribution continue d’augmenter, ajoutant un coût supplémentaire pour les marques qui doivent s’adapter à des réglementations environnementales perçues comme étant de plus en plus strictes.
À ces défis s’ajoutent les fluctuations du dollar, qui impactent directement les coûts d’approvisionnement des composants et des matières premières, ainsi que la hausse du prix du fret et des containers, rendant l’importation plus onéreuse et incertaine.
Enfin, le climat politique instable pèse sur les perspectives économiques globales, rendant les prévisions de croissance plus difficiles et incitant certaines marques à ralentir leurs investissements.
Dans ce contexte, les marques doivent redoubler d’agilité pour sécuriser leur rentabilité tout en maintenant des prix compétitifs face à une demande plus hésitante.
Un modèle intenable pour les magasins ?
Depuis des années, l’industrie du vélo multiplie les collections en accélérant les cycles de renouvellement. La conséquence directe de cette stratégie est de créer une saisonnalité artificielle où un modèle devient obsolète en à peine 4 à 5 mois. Un nouveau modèle de vélo devient alors "périmé" assez vite.
Cette fuite en avant crée un déséquilibre majeur entre un cycle industriel long (conception, fabrication, logistique) et un cycle de distribution trop court. Sous prétexte de compétition commerciale et de rythme imposé par les salons annuels, on se retrouve dans une course à la “pseudo-innovation” pour reprendre l’expression d’une des personnes interrogées pour cet article.
Aujourd’hui, un vélociste doit donc jongler avec une équation complexe impossible :
Juin à septembre : précommandes auprès des marques.
Février et mars : réception des vélos
Avril, mai, juin et juillet : période de vente au prix fort
Août à décembre : Il doit progressivement déstocker pour finir l’année avec ses comptes dans le vert.
C’est donc un modèle qui ne laisse aucune marge de manœuvre aux magasins, les forçant à brader leurs stocks alors qu’ils viennent à peine d’arriver en boutique.
Un ancien responsable commercial et marketing du secteur m’a résumé la situation sans détour : "L'industrie du cycle scie la branche sur laquelle elle est assise."
Les causes de l’effondrement des marges des magasins
Ce modèle intenable conjugué à la baisse des ventes depuis deux ans, a entraîné des marges réduites à 10 ou 15% au lieu des 25 à 35% théoriques pour les vélocistes. Ce faible niveau de marge met en danger la pérennité de leur activité. Il leur est difficile, voire impossible, d’investir dans leurs équipes, de proposer des salaires décents et d’entretenir leur boutique sur le long terme. Pour certains, la situation est devenue intenable, les contraignant à fermer leurs portes. Un vélociste m’expliquait que “ma marge a chuté ces derniers temps notamment pour écouler mes stocks et faire face aux concurrents qui tentent de sauver leurs peaux.”
En plus de la baisse des ventes, plusieurs causes expliquent pourquoi de nombreux magasins peinent aujourd’hui à maintenir des marges viables.
La guerre des prix et une concurrence accrue
Face à des stocks à écouler et une concurrence féroce, certains magasins sont obligés de réduire leur marge à 10-15% pour rester compétitifs. Cette pression sur les prix, qui dure depuis la fin du boom du vélo lié au Covid, semble s’installer dans la durée.
Les consommateurs, de leur côté, négocient davantage, demandant des remises de 3 à 5%, ainsi que des accessoires ou des services offerts. Un geste commercial qui, répété, grignote encore un peu plus la rentabilité des magasins.
Les coûts cachés liés à la mise en service et à la préparation des vélos
À l’exception de quelques marques, un vélo ne se vend pas en l’état où il arrive en magasin. Son montage et ses réglages nécessitent en moyenne 1h à 1h30 par vélo, bien au-delà des ajustements de base.
À cela s’ajoutent des coûts invisibles, comme la gestion des emballages. Ainsi détruire les cartons, c’est du temps perdu. Recycler les cartons, c’est un coût supplémentaire même si certaines marques, comme Riese & Müller, expérimentent des emballages réutilisables.
Enfin, les frais de transport explosent, passant de 10 € la livraison jusqu'à 30 € parfois.
La qualité en baisse et temps perdu sur le service après-vente
Depuis le Covid, de nombreux vélos arrivent avec des défauts de fabrication (purge de freins mal faite, vis manquantes…) ou des dommages liés au transport (rayures, chocs).
Ce sont souvent 30 minutes à 1 heure d’échanges avec la marque pour gérer le problème, et un travail de correction qui ne peut pas être facturé au client. Chaque vélo défectueux mobilise donc des ressources qui auraient pu être consacrées à des prestations en atelier, directement rémunératrices.
Gestion des garanties : du temps non rémunéré
La gestion des garanties est un gouffre de temps et d’énergie pour les magasins. Ils doivent traiter les demandes, gérer les retours de pièces défectueuses et souvent assumer eux-mêmes les frais d’expédition.
Sur une pièce à 15 ou 30€, les frais de port peuvent représenter la moitié du prix, voire plus. Certaines marques prennent en charge ces coûts, mais d’autres, les laissent entièrement à la charge des magasins, qui doivent absorber cette perte.
Une baisse de la qualité perçue depuis le Covid
Plusieurs détaillants constatent que la qualité des vélos et des composants s’est dégradée ces dernières années.
Un exemple marquant : avant le Covid, les selles d’une grande marque n’avaient quasiment aucun souci. Après, quasiment 100% des vélos équipés ont rencontré des problèmes.
Un vélo qui revient en magasin pour un défaut, c’est du temps perdu, un client mécontent, et une marge qui fond encore un peu plus.
L’augmentation des coûts structurels
Les magasins doivent aussi composer avec des charges en hausse comme tous les français. Les loyers et charges de fonctionnement ne cessent d’augmenter. Le coût du travail grimpe, alors que la productivité baisse à cause du temps perdu sur le SAV et la gestion des garanties.
En résumé, la marge théorique présentée dans le premier article de cette série n’a plus grand-chose à voir avec la marge réelle d’un grand nombre de magasins. Entre une concurrence accrue, des coûts cachés, une qualité parfois en baisse et une gestion chronophage du SAV, les vélocistes voient leur rentabilité s’éroder jour après jour.
Un modèle économique à revoir ?
L’érosion des marges n’est plus seulement conjoncturelle, elle devient structurelle. Si rien ne change, de nombreux magasins risquent de disparaître dans les années à venir, entraînant avec eux l’ensemble de la filière : marques de vélos, agents commerciaux, usines d’assemblage, fabricants d’accessoires…
L’enjeu est de trouver un équilibre durable entre la rentabilité de chaque maillon de la chaîne et un prix juste pour le consommateur. Sans cela, c’est tout un écosystème qui pourrait vaciller.
Un directeur d’un réseau de magasins de vélo se montre particulièrement inquiet quant à l’avenir de la distribution en France. Il résume la situation ainsi : "En tout état de cause, la situation actuelle du marché du cycle montre les difficultés des différents acteurs de la chaîne de valeur à “jouer collectif” et à permettre à la filière de sortir la tête de l'eau."
Un constat qui en dit long sur l’urgence d’une réflexion commune pour préserver l’écosystème du vélo en magasin.
Comment réinventer le modèle ?
Personne ne souhaite revivre un second Covid juste pour voir l’économie du vélo repartir artificiellement. Trop souvent, les acteurs publics sont pointés du doigt pour le manque d’infrastructures cyclables, malgré des avancées notables dans certaines grandes villes. En outre, la fin annoncée des millions prévus par le plan vélo oblige la filière à trouver des solutions par elle-même.
S’inspirer de l’automobile pour sortir du cycle infernal des collections
Aujourd’hui, le vélo fonctionne presque comme les smartphones : une nouvelle collection chaque année, avec des références rapidement obsolètes. Un modèle qui pousse à la surproduction, à des déstockages précipités et à une perte de valeur rapide des produits.
Plutôt que de courir après des "collections", pourquoi ne pas adopter des "années modèles", avec un cycle produit plus long et des mises à jour progressives.
Cela pourrait se traduire par plusieurs évolutions concrètes :
Une amélioration continue des produits, sans changement de référence article à chaque saison.
Des gammes permanentes sur deux ans ou évolutives.
Plus de flexibilité dans les commandes, avec des réassorts mieux gérés en cours d’année.
Moins de surproductions, donc moins de déstockage massif et une meilleure rentabilité pour les distributeurs.
Reprendre la main sur les stratégies de commande en magasin
Les magasins doivent rééquilibrer leurs relations avec les marques qui leur imposent plus de règles qu’elles n’accompagnent réellement leurs revendeurs. Trop souvent, les détaillants acceptent des volumes de stock imposés, une sélection contrainte et des précommandes forcées, de peur de voir la marque partir chez un concurrent.
Reprendre le contrôle signifie :
Sélectionner des fournisseurs réellement partenaires, capables de proposer plus de souplesse et de réactivité.
Stocker intelligemment, au lieu de surcharger les réserves par crainte de manquer en pleine saison.
Refuser de jouer le rôle de l’industriel : c’est au fabricant d’anticiper la demande et d’assurer les réassorts, pas aux magasins de supporter ce risque.
Ne pas laisser certaines parts de marché aux géants du multisport
Une erreur stratégique pour les magasins serait d’abandonner les vélos enfants, les vélos musculaires et les entrées de gamme, sous prétexte qu’ils génèrent moins de marge et plus de SAV.
Or, ces produits répondent à une évolution du marché et de la demande :
L’érosion du pouvoir d’achat pousse de plus en plus d’acheteurs vers des solutions accessibles.
De nouveaux clients, peu spécialisés, cherchent un simple moyen de locomotion plus vertueux.
La clientèle familiale, qui achète un premier vélo pour son enfant, pourrait devenir une clientèle fidélisée pour les années à venir.
Laisser ces segments à Decathlon, Intersport ou même à la grande distribution pourrait être une erreur à long terme.
L’abonnement : un levier pour la rentabilité des magasins et des marques
Un autre axe de transformation pourrait être l’accélération des modèles par abonnement ou leasing. Cela permettrait aux fabricants et aux magasins d’obtenir des revenus récurrents et de fidéliser leur clientèle, tout en facilitant l’accès au vélo sans achat immédiat.
Les vélos reconditionnés, une opportunité
Quand les prix des vélos neufs flambent, les clients se tournent naturellement vers le marché de l’occasion. C’est ce qui s’est passé avec l’automobile : à force de gonfler les prix publics recommandés, les consommateurs ont privilégié la seconde main.
Une dynamique qui pourrait être une opportunité pour les magasins, en intégrant davantage la revente et le reconditionnement pour améliorer leur mix de marges.
Baisser la TVA à 5%, la fausse bonne idée ?
Réduire la TVA sur les vélos à 5 % semble une solution évidente pour dynamiser les ventes. Mais profiterait-elle vraiment aux consommateurs ? Avec des marges déjà sous pression, la baisse risque d’être absorbée par la filière plutôt que répercutée sur les prix. Souvenez-vous de la restauration : quand la TVA a baissé, l’addition n’a pas autant fondu que prévu. Le vélo pourrait bien suivre le même chemin.
La made in Europe, plus que le made in France
Mettre en avant un vélo Made in France ou Made in Europe est un argument séduisant, mais ce n’est pas suffisant pour en faire un succès commercial.
D’abord, l’origine du produit ne suffit pas à déclencher un achat. Le consommateur y est sensible, mais pas au point de sacrifier d’autres critères essentiels, à commencer par le prix. Un vélo fabriqué localement peut rassurer sur la qualité ou l’impact environnemental, mais si l’écart de prix est trop important, la décision d’achat ira souvent vers une alternative plus abordable.
Ensuite, produire en France a un coût élevé. Si le "Made in France" a une valeur perçue forte, il se heurte à la réalité du budget des acheteurs, qui comparent aussi avec des marques offrant un meilleur rapport qualité prix.
Le bon compromis semble être le Made in Europe, avec des composants français lorsque c’est possible. Ce modèle permet de réduire l’empreinte carbone, garantir une production mieux encadrée, tout en limitant l’explosion des coûts. Il évite ainsi deux écueils : transformer l’achat d’un vélo en produit de luxe réservé à une élite, ou priver une marque des ressources nécessaires pour grandir et se structurer durablement.
Vers des modèles hybrides de distribution
Toutes les marques ne sont pas logées à la même enseigne. Les plus jeunes ou plus petites n’ont pas le même poids face aux grands acteurs établis et ne peuvent pas toujours offrir aux magasins des marges aussi attractives.
Pour compenser, elles innovent en proposant des services qui aident les magasins à attirer plus de clients ou à fonctionner sans stock. Certaines explorent aussi des modèles hybrides, combinant vente directe en ligne et livraison chez un vélociste partenaire.
Dans ce cas, le magasin touche une marge réduite (environ 15%), mais sans avoir à gérer la vente ou faire de lourds investissements initiaux. En échange, il devient un point d’ancrage pour l’entretien et la fidélisation du client, un modèle qui permet aux marques d’asseoir leur présence tout en impliquant le réseau physique dans l’expérience client.
Réinventer le modèle
L’industrie du vélo peut-elle continuer à fonctionner comme aujourd’hui ? Probablement pas. Entre surproduction, marges en berne, concurrence accrue et surtout ventes en baisse, il est urgent de réinventer la manière dont les vélos sont conçus, distribués et vendus.
Le défi est grand : imaginer un modèle plus durable, plus rentable pour tous les acteurs et plus accessible pour les consommateurs.
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#1 -ˏˋ🚲 🔎ˎˊ- Qui touche quoi (en théorie) sur l'achat d'un vélo neuf ?
Les marges dans l’industrie du vélo, c’est un peu comme les recettes de grand-mère : tout le monde en a une, mais personne ne la partage vraiment. Heureusement, plusieurs acteurs de cet écosystème ont accepté de lever le voile et de partager leurs chiffres avec moi.